Champagne et macchabée || Jessie

- Bonjour, monsieur.

La seule chose qu'Adam n'aimait pas dans ce restaurant, c'était le côté affreusement snob du maître d'hôtel. A présent que peu de gens avaient les moyens de se payer de la nourriture un tant soit peu raffinée, il devait se croire supérieur, à voir défiler tout le gratin des nouveaux et anciens riches de Seattle. Pourtant le restaurant n'était pas non plus haut de gamme, sans être le bistrot du coin, la nourriture qu'on y trouvait ne sortait guère de l'ordinaire. Mais cela suffisait à Adam, le service était correct, la décoration tenait la route, il ne demandait guère plus. Il renvoya à l'homme un sourire poli mais froid.

- J'ai réservé une table pour deux au nom de Wayne.

- Très bien, veuillez me suivre je vous prie.

Comme s'il ne le connaissait pas, alors qu'il venait ici quasiment toutes les semaines ! Enfin bref... Adam préféra ne rien dire et obéir docilement. Même si le maître d'hôtel avait fait comme s'il ne l'avait jamais vu, il l'avait conduit à sa table habituelle, c'était tout de qui comptait. Adam prit place, coinça sa mallette entre ses jambes et commanda un apéritif. Il était arrivé en avance exprès pour pouvoir réfléchir tranquillement avant l'arrivée de Jessie Reaves.

Il la voyait pour des motifs professionnels, comme toujours. Il avait du mal à s'imaginer la rencontrer dans d'autres circonstances, à vrai dire. Non pas que cela lui déplairait, car la jeune femme lui était sympathique et il ne doutait pas passer un bon moment en sa compagnie ; mais leur relation était de base tellement déséquilibrée qu'il ignorait si cela pouvait être effacé un jour. Lui savait beaucoup de choses sur elle, des choses intimes qu'elle ne devait avouer qu'à des gens très proches d'elle, et encore. Alors qu'elle en savait extrêmement peu sur lui, en dehors de ce que tout le monde savait déjà. Adam n'était pas idiot, il savait bien que sa vie professionnelle autant que privée était un sujet de ragot fortement prisé. En même temps, pour ce qu'il y avait à savoir... Il n'avait pas rien à cacher, pas de drame personnel à dissimuler.

Il l'avait donc conviée à cette table pour obtenir des détails sur une affaire les concernant tous les deux. Quitte à parler de macchabée, autant le faire dans une bonne ambiance, aussi avait-il choisie de l'inviter dans ce restaurant qu'il avait l'habitude de fréquenter. Jessie n'avait pas eu l'air de rechigner, peut-être un bon repas ferait mieux passer la perspective de devoir passer au témoignage. Il avait bien remarqué qu'elle n'aimait guère ça. L'affaire en elle-même pouvait paraître banale au premier regard : un pauvre bougre roué de coups et abandonné dans une ruelle. Cela pouvait être n'importe qui, pour n'importe quel motif, sans doute rien de plus palpitant qu'une histoire de drogue, de portefeuille volé ou autres réjouissances du même acabit. Mais Adam épluchait soigneusement toutes les morts de ce genre, pensant qu'il pouvait y avoir un plus gros poisson à la clé. Il était sur la piste d'un chef de gang depuis quelques mois, et s'intéressait à toutes les morts pouvant lui être reliée. Le cadavre avait été découvert dans le secteur où le gang sévissait le plus, ce qui avait attiré l'attention de l'avocat. Il espérait que Jessie lui donnerait toutes les précisions voulues sur l'état du corps et la façon dont il était mort. Chaque détail avait son importance et pouvait être relié à d'autres morts. Discuter de tout ceci à table ne le dérangeait pas le moins du monde et il espérait que de part son métier, la jeune femme n'en serait pas non plus rebutée.

Elle finit par arriver à l'heure prévue. Adam lui décrocha un sourire autrement plus chaleureux que celui qu'il avait réservé au maître d'hôtel, tout en se levant pour lui serrer la main.

- Bonjour, comment allez-vous ? J'espère que l'endroit que j'ai choisi vous convient.

Ils s'installèrent l'un en face de l'autre. A côté, une grande fenêtre leur offrait une vue imprenable sur la Seattle post-impulsion. Une vue assez semblable à celle que l'on pouvait voir de l'appartement d'Adam, aussi ce dernier n'y portait qu'une attention modérée.

- J'ai commencé sans vous, comme vous pouvez le constater. Désirez-vous également un verre ?

Ce n’était pas dans les habitudes de Jessie de fréquenter les restaurants chics. Tout d’abord parce que ce n’était pas dans ses moyens, deuxièmement parce qu’elle n’avait pas vraiment d’amis ou d’amis plus affinité pour y aller. Adam avait là une position bien spéciale. Il l’avait convaincue de venir, mais un pressentiment au fond d’elle sentait bien que ce n’était qu’un échange équitable pour autre chose. Elle ne savait pas grand-chose de la vie passée de l’avocat, mais elle ne se basait pas sur les rumeurs et ragots pour se faire une opinion de cet homme. Pour elle, il avait un bon fond, et il avait su régler son cas avec délicatesse et doigté. Parfois elle repensait au procès, aux préparatifs, à sa déposition qui à chaque fois variait parce qu’elle se souvenait soit de quelque chose ou parce qu’elle ne s’en souvenait pas. Elle s’était sentie plus coupable que victime, notamment à cause de certains reproches concernant sa déposition ou quand elle ne pouvait fournir des réponses claires aux questions posées. Ce sentiment, elle ne l’avait pas eu avec son avocat, et c’est ce qui l’avait poussée à lui faire confiance. Il y a de ces relations qui ne peuvent décidément pas être clairement définies, et qui n’avaient pas toujours une approche conventionnelle ou « intime ». Pour ce repas, Jessie était priée de venir avec certaines informations en tête. Cela aurait pu se faire dans le bureau de Wayne, ou à la morgue ou même au domicile d’un des deux partis, mais sortir de ferait sans doute pas de mal à la médecin-légiste. Elle avait tendance à rester trop entre quatre murs.

La journée eut donc une note assez gaie, enfin la matinée commença par une arrivée d’accidentés en vélo. C’était assez courant avec tous ces courtiers qui roulaient à grande vitesse pour livrer leurs précieux paquets. Crânes éventrés, visages peu reconnaissables, mais aucun tatouage. C’était toujours un soulagement pour Jessie. Notamment parce qu’elle avait toute la partie « spéciale transgénique » qui ne s’appliquait pas. Ces pauvres jeunes gens, elle eut vite de les identifier avant de terminer son service et de rentrer chez elle. Praline et Chocolat, ses deux chats l’accueillirent comme d’habitude, en miaulant à la mort pour de la nourriture. En bonne esclave, elle s’exécuta avant d’aller prendre une douche et de se planter devant son armoire, un air désespéré sur la figure. Elle n’était pas le genre de femme à se poser des questions sur ce qu’elle allait mettre, mais dans un endroit qui était de haut standing, elle préférait faire bonne impression, car dans ce monde de pourris, tout ce qui comptait c’était les apparences malheureusement. Après de longues hésitations et des essayages ratés, elle opta pour une robe noire en guêpière qui ferait l’affaire pour cet entrevue. Un peu de maquillage, une bonne coiffure et elle sortit de chez elle. Arrivée à l’entrée, le maître d’hôtel l’accueillit, la scannant de haut en bas, sans doute parce qu’elle n’était jamais venue ici et qu’une nouvelle cliente était toujours un évènement ou une curiosité. Elle déclina le nom de Wayne et fut menée à lui. Un sourire chaleureux sur les lèvres, comme à son habitude, elle lui serra la main.

« Bonjour, je vais bien merci et vous ?....Je dois dire que je ne suis jamais venue ici…charmant endroit, j’espère que la nourriture suit, car je meurs de faim » plaisanta-t-elle.

Elle prit place en face d’Adam et observa un instant la vue. Parfois elle montait sur le toit de l’hôpital ou de son immeuble pour respirer un peu d’air « pur » et voir le monde d’une autre façon. La vue de Seattle par la vitre de ce restaurant était tout simplement sublime, le soleil y jouait un rôle important. Ils étaient gâtés pour un mois d’avril d’avoir autant de soleil. Mais son regard ne s’attarda guère sur ce qui se passait dehors. C’était les gens vivants ou morts qui l’intéressaient, pas un paysage.

« Avec plaisir, que me conseillez-vous de prendre ici ? »

Après la suggestion et la commande de l’apéritif, la jeune femme se mit à l’aise.

« Je déplore que vous ne m’invitiez pas au restaurant par courtoisie Adam, sachez-le…de quoi s’agit-il cette fois-ci ? Ca doit être gros pour que vous m’ameniez ici »

Adam laissa Jessie admirer la vue qu'elle avait par la fenêtre, pendant que lui admirait celle qu'il avait en face de lui. Il était sensible à l'apparence des gens, bien que conscient qu'elle ne faisait pas tout, et appréciait qu'elle se soit mise en frais pour venir. La robe simple mais élégante et le choix de sa coiffure et de son maquillage discret témoignaient de son bon goût et mettait Adam dans une excellente disposition d'esprit à son égard. Cela confortait la bonne opinion qu'il avait d'elle et le félicitait sur le discernement qu'il avait fait preuve en l'intégrant dans ses relations professionnelles.

Comme elle lui demandait conseil sur quoi prendre en apéritif, ill'orienta bien volontiers sur ce que lui-même avait choisi.

- Sans être un expert en la matière, je peux vous conseiller leur arrivage de champagne. Si vous l'aimez assez doux, il devrait vous plaire.

Jessie parut se satisfaire de ce conseil et Adam attrapa une serveuse qui passait près de la table pour passer commande. Qu'il était bon quand même d'être riche et de pouvoir se permettre de vivre comme si de rien n'était, comme si là dehors une quantité incroyable de gens se nourrissaient de ce qu'ils pouvaient trouver et se battaient pour l'avoir. Adam joua quelques secondes avec ce concept de la chance avant de revenir à son invitée. Sa remarque lui fit hausser un sourcil surpris. Il n'aurait pas imaginé qu'elle puisse avoir envie de le voir en dehors du cadre professionnel. Il soupçonnait d'ailleurs qu'il s'agissait d'une simple boutade. Il sourit en coin.

- Ne me tentez pas ou vous finirez pas ne plus pouvoir vous débarrasser de moi, lança-t-il sur le ton de la plaisanterie. Mais puisque vous souhaitez entrer dans le vif du sujet, allons-y.

Il avait espéré pouvoir discuter un peu avec elle, histoire de rendre la rencontre moins formelle, mais ne chercha pas non plus à repousser l'échéance. Ils pourraient sans doute parler plus à leur aise une fois le sujet bouclé. Il savoura une gorgée de champagne, puis se pencha pour retirer de sa mallette un dossier qu'il lui tendit, avant de se lancer dans ses explications.

- Eddie Rusworth, retrouvé mort dans Hill Street le treize avril. Comme je vous l'ai dit il a quelques jours, c'est de lui dont j'aimerais que nous parlions aujourd'hui. L'affaire peut vous paraître banale, et j'espère que vous me pardonnerez si j'évite de vous expliquer en quoi cet homme m'intéresse.

Il voulait autant éviter de la mêler à ce genre d'affaire que de devoir lui confier ses soupçons qui reposaient sur des observations et des intuitions que seul lui pouvait assembler.

[color=teal]- Je veux connaître tous les détails possibles que vous avez pu remarquer. Absolument tout, même quelque chose qui vous paraîtrait banal ou anodin. La cause de la mort semble évidente, mais si un détail vous interpelle, je veux absolument le connaître.[/colo]

Ils furent brièvement interrompu par la carte pour commander les entrées. Adam demanda le plat du jour, avant de retourner se concentrer sur la réponse de la jeune femme.